J'ai perdu ma voix – Résidence de recherche d'Amineh Sharifi

JOURNAL DE BORD

Sélectionnée au programme de résidence avec accompagnement privilégié, Amineh Sharifi souhaitait explorer l’écriture de plateau, le théâtre d’ombres et d’objets, à travers un projet ayant pour thème l’identité. Sa résidence s’est déroulée en deux temps, du 7 au 10 mars, puis du 15 au 24 avril 2024, au Carrousel.

Jeudi 7 mars 2024

Accueillie par le Cube et le Carrousel, j’entre dans la salle.

Seule au début de la journée, je décide de réfléchir aux surfaces de projection, aux lumières et à l’espace. Le directeur technique du Carrousel m’aide à faire des installations dans le local et me propose des surfaces possibles pour l’ombre. À la fin de la journée, je ne suis plus seule ; mon ombre me suit sur trois surfaces : fixe, mobile sur roulette et mobile en cadre. Deux lampes fixes sont installées devant cette surface fixe et deux autres en arrière, une lampe mobile et trois autres lampes de poche au besoin ainsi que le rétroprojecteur qui attend Élizabeth, scénographe du projet et manipulatrice/experte de l’ombre.

Vendredi 8 mars 2024

Je sors très tôt de chez moi pour aller chercher Jina, la fille de 9 ans de mon amie Gazelle. C’est la dernière journée de la semaine de relâche et j’en ai profité pour inviter Jina à jouer avec nous cette journée. J’ai eu le temps de l’initier un peu à l’ombre avant l’arrivée de Noémie, mon amie interprète. Et maintenant, les deux jouent avec l’ombre et font des improvisations sur les thèmes de naissance et cache-cache. Jina est fascinée par l’ombre et se sent à l’aise de créer des personnages avec l’ombre de ses mains. À un moment donné, Noémie qui joue avec l’ombre sous une surface mobile en papier par terre me fait penser à un bébé dans le ventre avec son doigt sur le front. Ai-je besoin d’un enfant qui joue sur scène ou un.e adulte qui permet à son enfance de sortir d’iel pour jouer seul ?

Samedi 9 mars 2024

Élizabeth est avec moi pour qu’on soit deux à jouer avec la lumière et à la recherche de l’ombre. Golshan, l’enfant de 5 ans de mon amie Parissa, est arrivée vers 11 h pour jouer avec nous pendant une heure peut-être. On ne sait pas encore si ça l’intéresse et si elle veut rester plus d’une heure. Mais, elle nous surprend avec son énergie et sa fascination pour l’ombre et pour le jeu. Elle me confirme que le jeu est un autre élément de cette création à côté de l’ombre. Elle joue avec nous pendant trois heures et on explore l’ombre sur différentes surfaces, double et triple ombre, les objets translucides colorés, les jouets et les jeux possibles à jouer dans cet espace de recherche en création.

Dimanche 10 mars 2024

C’est une journée de clôture pour moi. C’est court et je préfère parler des idées explorées des deux dernières journées. Le matin, Élizabeth est avec moi et elle me pose des questions sur ma chambre d’enfant, sur les codes de rêve et de réalité, et on parle de cet enfant de l’histoire et la langue qu’elle entend. Noémie arrive en après-midi et m’aide un peu avec la dramaturgie en me posant des questions sur l’histoire. Je lui montre les photos de ma dernière visite en Iran. On trouve des inspirations pour les motifs à utiliser dans le visuel du projet.

Lundi 15 avril 2024

La journée commence avec l’accueil chaleureux du Cube et du Carrousel. Après avoir installé les surfaces de projection et les lampes, j’ai eu une rencontre avec LaRuche concernant la campagne de financement du projet. Je dois faire quelques ajustements avant le lancement officiel. On m’appell

– Quelqu’un est ici pour toi.

Je tourne la tête.

– Ah, Mélina.

On se rencontre pour la première fois grâce à Elizabeth, une amie et collaboratrice sur ce projet. Je lui explique ce qu’on a fait les quatre premières journées de résidence en mars, du 7 au 9, et je la laisse regarder une vidéo de montage des moments d’exploration durant la première partie de résidence. Elle me dit qu’elle a noté la présence de jeu et de rêve comme deux éléments de cette création à part l’ombre. Je propose qu’on commence le premier tableau de cette pièce : Naissance.

Lorsque je préparais mes notes et mes croquis pour ce deuxième bloc de résidence, Marie-Christine Lesage, conseillère dramaturgique du projet, m’a proposé de décrire les images que j’ai en tête. J’ai décrit quelques tableaux à explorer pendant la résidence en précisant la situation, les musiques, les paroles et les supports visuels. Évidemment, ces tableaux se sont développés davantage pendant la résidence.

Mardi 16 avril 2024

Le matin avec Marina et Mélina

On explore le tableau du ménage du printemps. L’installation des cordes à linge, le choix des linges et des sources lumineuses ainsi que leur couleur est faite. Sur scène, il y a des objets de jeu d’enfant explorés antérieurement dans le premier bloc de résidence. Les contraintes d’improvisation sont ainsi :

  • La première personne entre avec un panier de linges et commence à les étendre une après l’autre en étant conscients de l’ombre apparue sur ce mini écran.
  • La deuxième personne entre pour jouer avec les objets et les ranger comme elle le veut en étant consciente du jeu d’ombre qu’on peut faire avec ces objets.
  • Quand la première personne termine sa tâche, les deux swichent les tâches et pendant ce moment de changement, elles sont des complices directes.

 

Nous nous discutons après l’exploration pour partager nos observations afin de modifier cette structure d’improvisation.

Après-midi avec Lulu et Mélina

On explore le tableau de l’atmosphère de l’Iran. Pour moi, les endroits complètement éloignés se rejoignent dans certains moments comme deux mondes parallèles sur une même terre. Je partage cette opinion et je décris ce tableau comme la première rencontre de l’enfant avec l’atmosphère d’un monde parallèle. L’image est encore vague pour moi, c’est à l’aide de Mélina et Lulu sur scène que plus tard, ça devient plus clair. Pour l’instant, on sait que c’est dans un rêve et qu’il y a l’ombre des arbres devant la grande surface et l’ombre des motifs et d’autres éléments culturels iraniens derrière cette surface. C’est Mélina qui a travaillé sur le visuel, et Lulu y ajoute ses propositions de mouvements. Nous nous partageons les observations pour améliorer la description de ce tableau.

 

Mercredi 17 avril 2024

On a commencé en après-midi puisque j’avais une formation le matin.

Après-midi avec Lulu et Mélina

On explore le tableau du ménage du printemps, cette fois-ci avec Lulu et Mélina. On profite des modifications effectuées après la dernière exploration de Marina et Mélina. On sait maintenant qu’il nous faut deux cordes qui se croisent, l’une est plus longue que l’autre. Aussi, le déplacement des sources lumineuses est bien défini. Qu’est-ce que ce tableau veut raconter ? L’enfant peut dormir sur scène pour ensuite entrer dans un rêve qui se présente dans le même espace que le ménage du printemps.

Jeudi 18 avril 2024

On a Golshan, une fille de 5 ans, pour toute la journée. Elle arrive avec sa mère vers 10 h et elle a accepté de rester avec nous jusqu’à 15 h. La dernière fois, elle a aimé l’expérience de jeu avec l’ombre et les objets sur scène. Elle va rencontrer Mélina pour la première fois, je suis inquiète qu’elle soit gênée. Marie-Christine Lesage est aussi avec nous pendant quelques heures pour observer la séance de travail avec l’enfant. On commence et Golshan n’est pas gênée. Tout se passe bien, mais il faut s’adapter à l’enfant. J’aimerais explorer la présence de l’enfant dans les trois tableaux explorés jusqu’à aujourd’hui. Pour le tableau de la naissance, on joue à cache-cache. Comment on peut l’appeler quand on veut qu’elle se déplace ? Une note sur xylophone ? On explore ensuite la scène du ménage du printemps. Elle s’installe entre les linges tendus et commence à jouer avec les objets en racontant une histoire à Mélina. Son énergie nous emballe et nous contamine. La question à répondre est : est-ce qu’on veut un enfant qui joue sur scène ou un enfant qui nous inspire comme Golshan tout au long de processus d’écriture scénique et de création ?

Vendredi 19 avril 2024

Ce matin, je dois écrire selon ce qu’on a exploré. J’ai Jina avec moi. Elle participe à nos expérimentations de cet après-midi. C’est une journée pédagogique pour cette fille de 9 ans qui nous accompagne dans ce processus de recherche. On va à la bibliothèque pour qu’elle lise pendant que j’écris. Vers Carrousel, je lui demande si elle connaît l’histoire de Simorgh, une légende iranienne. On en discute dans la voiture.

En après-midi, c’est Mélina et Jina sur scène. On teste la possibilité d’avoir un enfant sur scène qui peut lire et mémoriser le texte.

Samedi 20 avril 2024

C’est le retour d’Éliza. Elle était au festival à l’étranger et vient d’arriver la veille. Mélina et moi, on lui raconte l’avancement du projet pendant son absence. Vers midi, Damien arrive et on explore les tableaux précisés les dernières journées. Cette fois-ci, Mélina et Eliza jouent le rôle de manipulatrices et en même temps, elles sortent une à une pour jouer les rôles de conceptrice d’ombre et de scénographe. Damien est plutôt danseur et le changement de rythme dans ses mouvements me fait penser au rôle du rythme dans la distinction de rêve et de réalité.

Dimanche 21 avril 2024

Nous sommes nombreuses aujourd’hui. C’est une journée prévue pour prendre des photos. On répète les tableaux explorés et on prend des photos. Noémie et Damien jouent sur scène et Mélina et Éliza jouent avec l’ombre. Jina est là avec nous. Je lui demande d’entrer dans le tableau du ménage de printemps et elle court à l’intérieur des linges. C’est beau à voir l’ombre d’un enfant qui court à travers une affaire d’adulte. Elle s’installe entre deux cordes à linge et lit.

Lundi 22 avril 2024

Je rencontre Marie-Christine Lesage ce matin pour discuter de l’avancement de l’écriture. Elle me pose des questions sur l’histoire de chaque tableau. Elle me demande de trouver ce qui relie ces tableaux. Est-ce que c’est la rencontre de deux mondes ? Ou, c’est un récit que l’enfant cherche dans ses rêves ? Je pense à l’histoire de Simorgh dont j’ai parlé à Jina d’autre jour. Je la raconte à Marie-Christine. C’est une piste à creuser.

En après-midi, Éliza est à l’ombre, je l’accompagne occasionnellement, et Damien et Noémie jouent le tableau de Promenade Iran. On essaie l’idée de doublon comme si l’âme se détache du corps quand on rêve.

Mardi 23 avril 2024

Aujourd’hui, on n’est que deux, Mélina et moi. Je lui raconte ce qu’on a fait la veille pendant son absence et on décide ensemble ce qui est à présenter pour la sortie de résidence. Comme elle ne peut pas y être, elle se filme pendant le tableau de naissance pour qu’Éliza puisse prendre le relais. Il ne reste que du rangement. On regarde ensemble les matériaux accumulés pendant ces jours de résidence et on discute des explorations faites pour trier les objets. Parmi les livres que j’ai apportés à éparpiller sur scène, il y a un livre que j’ai de mon enfance. C’est un livre de poésie pour les enfants. Je demande à Mélina si elle connaît le poète.

– Non.

C’est un écrivain américain dont plusieurs livres d’enfant sont traduits en persan, Shel Silverstein. J’ouvre une page par hasard pour lire l’une de ses poésies à Mélina. Je ne crois pas mes yeux. Je traduis de persan, le titre d’abord : Langage oublié. Ça parle de l’enfant qui peut comprendre la langue des oiseaux et des fleurs quand il est petit, mais ça sera oublié quand on grandit. Je note la page. Cette poésie fait partie de cette écriture.

Mercredi 24 avril 2024

C’est la journée de la sortie de résidence. Éliza, Noémie et moi, on répète les deux tableaux qu’on va présenter. J’écris ce que je veux partager avec les invités au sujet de ce processus de travail. Je dois regarder les notes que Mélina a prises lorsque je lui ai expliqué hier ce dont j’aimerais parler. Elle m’a posé des questions pour me guider et a pris des notes. Après le dîner, un peu de stress avant l’arrivée de nos chers invités. On présente les tableaux choisis, on discute avec les artistes présents et voilà la fin de cette résidence fructueuse.