L'espace des fragilités – Résidence de Cabane Théâtre
JOURNAL DE BORD
Cabane Théâtre fait la recherche, la création, la production et la diffusion de nouvelles formes artistiques destinées au public spécifique de la petite enfance. La compagnie propose des œuvres évoquant ou s’inspirant de la nature, et affectionne la petite forme pour sa versatilité et son ingéniosité. Elle propose des atmosphères qui favorisent la contemplation, la poésie et l’éveil des sens. Avec L’ESPACE DES FRAGILITÉS, la compagnie Cabane Théâtre souhaitait effectuer une recherche en mise en scène et en co-création autour de courts tableaux. (En résidence au Cube du 20 au 26 février 2023)
Lundi
Avec bonheur, j’arrive en solitaire à cette première journée de résidence avec l’intention de déballer tout mon fragile dans un espace près à l’accueillir. Plus qu’une simple journée de montage, il s’agit d’un moment de création où je dispose les matières à ma guise. Composer l’espace, dans le calme plutôt que dans la précipitation, est un luxe que je compte savourer pleinement. Pour une première fois, je pourrai contempler cette mer d’objets fragiles qui m’accompagnent, trouvés ici et là.
Le travail d’installation se concentre sur deux paliers : au sol et en hauteur. J’imagine les corps habitant cet entre-deux, ce vide pour le moment invitant. Je prends des photos. Il manque le vivant.
Réflexion sur l’étincelant
Le verre, dans ses reflets et sa façon de capter la lumière, produit une luminescence différente de celle, devenue commune, de nos nombreux écrans. Nos regards sont si souvent illuminés que cette lumière autre me fait du bien. Elle me rappelle qu’il y a plusieurs façons d’étinceler. Le monde matériel se rappelle à moi dans sa beauté poétique, inerte certes, et l’organisation de ce petit monde personnel me semble à la fois un immense privilège et quelque chose de fondamental. Je réfléchis à cet étincelant qui n’est, lui, pas prohibé pour la petite enfance. Avons-nous oublié ces multiples façons que nous avons d’illuminer nos regards ? Le rôle de la lumière sur le cerveau m’intéresse.
Mardi
Le jeu commence. On enlace la vaisselle, la fait raisonner, la déplace avec fracas ou minutie. Il est difficile de savoir si la délicatesse nait en nous de façon innée, ou si elle résulte d’années de conditionnement. On ne veut pas précipiter la fin de ces objets peut-être, parfois, utiles. Les corps et les visages réagissent aux fracas, dans un premier temps. Ils demandent silencieusement au groupe de l’excuser pour le dérangement, pour le bruit ou le sursaut. Puis, on se donne la permission de déranger. On prend la liberté de jouer avec ce qui pourrait, avec l’éclatement, radicalement se transformer.
Dans cette exploration plutôt en solitaire pour la matinée, j’observe des mondes qui se rencontrent malgré eux, unis par cet état commun de curiosité et d’attention.
Nous créons un tableau en après-midi. Plutôt, une partition que les artistes s’interchangent avec plaisir. Ils y participent tous, et changent régulièrement de position. Cette façon de faire est toute nouvelle ; l’intelligence vive des cinq interprètes imprègne chacun des rôles, et le tableau se construit avec plusieurs dimensionnalités.
J’aime particulièrement les sons nés du hasard : une toupie qui, dans son trajet, effleure assiettes et verres — un tulle qui traverse lentement une mer d’objets fragiles — un son produit par surprise lorsque deux objets se côtoient pour la première fois. À travers ce concert de bruit, le silence bienvenu nous apaise.
Mercredi
Nous accueillons aujourd’hui nos deux bougies d’allumage. Cette journée de microformations, dont bénéficie toute l’équipe, permettra aux nouveaux savoirs de circuler librement à travers notre communauté du fragile.
Avec Karla Étienne, on se connecte au corps avec ancrage, avec présence. On travaille d’abord les pieds, puis le bassin, le ventre. Nous allons à la rencontre de notre propre poids, en relation étroite avec l’énergie du sol. Cette façon de nous y enfoncer se trouve étrangement à être à l’opposé d’un affaissement ; elle nous élève, nous dynamise. On ouvre ensuite le cœur. On l’offre vers l’avant, dans sa lumière généreuse et sa vulnérabilité. À deux ou trois, on se partage l’espace en chérissant un lien invisible qui nous unit, cœur à cœur, ventre à ventre. On laisse nos corps s’écouter, et je trouve cette alternance libre de la meneuse et de la suiveuse difficile. Elle me rend parfois confuse. J’y vois là une parfaite résonance entre le mélange des rôles d’interprètes et de créateurs que, collectivement, je nous impose.
Avec Julie Drouin, nous discutons d’éducation somatique et de la pratique de l’explicitation. Notre Sarah se prête au jeu et plonge un instant avec Julie à l’intérieur d’un moment qu’elles déterminent ensemble. Nous écoutons l’interview en témoins complices. Cette façon de revisiter une expérience, particulièrement à l’aide de nos sens, nous sera d’une grande utilité. Le fait de ramener vers le conscient ce qui se joue dans l’inconscient est un outil supplémentaire dans la poursuite de nos recherches, qui tendent vers l’intangible, le mystère, l’intime.
Jeudi-vendredi
Ces deux journées sont consacrées à l’exploration de la voix (dirigée par Émilie Allard) et du mouvement (dirigée par Sarah Elola). En observatrice impliquée, je participe aux réchauffements et aux exercices, en gardant la liberté de me retirer pour prendre des notes. J’observe les chemins qu’empruntent Sarah et Émilie pour construire leur tableau avec ces deux médiums qui me sont chers. Mes expertes sont douées, habituées à l’enseignement de ce qui les anime profondément. À travers la construction de leur tableau, je remarque qu’on fait la part belle aux enseignements techniques. Elles procèdent par décortication ; en fait, elles bâtissent un vocabulaire de base. Sarah propose un rythme qui se réinvite plus tard dans son tableau. Tout le monde est à la page et la scène se construit rapidement. Sarah m’explique qu’elle procède habituellement ainsi ; elle crée en amont d’une pièce chorégraphique toutes les attitudes clés : la façon de positionner les pieds, les mains, le port de tête, les rythmes. Une fois ce vocabulaire maitrisé, elle se lance dans la chorégraphie avec un esthétisme construit.
La danse invite parfois le silence et la concentration, ce qui permet à Sarah de diriger le groupe facilement. En voix, le travail est autre, ponctué de départs et d’arrêts.
À son tour, Émilie Allard propose des techniques de « trafiquage » de la voix, et nous explorons les sons dits « laids », en frottement, en restant alerte aux potentielles blessures. Elle sollicite des sons en relation avec un trop-plein ou une quasi-absence d’air. On explore les contrastes de volume, de notes, de souffle. Inspirées par le métier très concret de pleureuse, présent dans plusieurs pays du monde, nous explorons les notes filées suivies de sanglots. Les halètements typiques des pleurs se mêlent à des notes tenues puissantes, qui deviennent un rempart pour les interprètes, un retour au jeu. Ces cascades incessantes produites par les voix produisent d’abord un rire chez notre observatrice, puis des pleurs. L’émotion emprunte des chemins parfois surprenants pour nous atteindre.
En tout, quatre tableaux sont créés durant ces deux jours. On joue avec l’équilibre d’un immense baluchon qui repose sur trois têtes — on tente de chanter sur des poumons vides, lorsque l’air n’est plus au rendez-vous — on se joue de la fragilité en sortant d’un cocon de tulle — on marche sur des fils en produisant un mélange de sons atonals, de bruitage et de notes filées — on apprend aussi une comptine présente dans plusieurs régions d’Afrique, « Amina ». Le travail accompli, grâce au dévouement des artistes, est colossal.
Samedi
Je dirige un dernier tableau en avant-midi à l’aide de plusieurs lampes au sol. Les interprètes, telles des Moires ou autres divinités, leur murmurent quelques mots avant de les voir s’éteindre. L’alternance de ces lumières nous ramène à la succession des vies et des morts. Je suis touchée par la simplicité des gestes et de ces rotations naturelles. Pour une première fois de la semaine, nous travaillons dans la pénombre.
En après-midi, je propose deux assemblages de quelques tableaux choisis, question d’enchainer plusieurs tableaux et de voir ce qui s’en dégage. Quelle joie de mettre bout à bout ces morceaux de fragilité, qui se répondent parfois ou qui nous font voyager à travers ses symboliques nombreuses ! Pour les faire co-exister, nous organisons l’espace en tenant compte des contraintes de chacun. Je constate qu’une gravité se dégage des propositions. Du moins, c’est ce qui me parle intimement et qui résonne en cet instant. J’avais soif, je crois, de profondeur et d’émotions. Je regarde avec satisfaction ce grand terrain de jeu fragile, et constate avec étonnement le confort, l’aisance et le dynamisme qui s’y installent.
Nous concluons ensemble cette résidence par une discussion (toujours) trop brève à mon goût. Je ne me lasse pas de cette communauté du fragile. Nous menons une discussion ouverte, mais inquisitoire. Nous questionnons la rotation des rôles, le fait de passer d’interprète à créatrice, l’expérience de la multidisciplinarité (ou transdisciplinarité, à fouiller…), la nécessité de se sentir soi-même fragile ou non pour aborder scéniquement cette thématique. Nous partageons nos appréciations des différents tableaux, en précisant de quel point de vue il est question. Si la semaine a passé comme l’éclair et que nous sentons avoir seulement effleuré le thème de la fragilité, nous sommes certaines qu’il a fait naitre une communauté déjà tissée serrée, prête à plonger dans tous les élans de l’esprit et du cœur.
Dimanche
Démontage. Un à un, les verres sont emballés soigneusement et retournent à leur état d’objets fragiles délaissés dans les cartons. Trop fragiles pour la vraie vie, quoi. Les sacs et les boîtes se transforment en grand bagage délicat, encombrant, et je me demande quoi en faire. Heureusement, et comme toujours, ma maman est là. Elle prend soin de chaque parcelle de mes recherches. Elle gardera chez elle ces boîtes en incubation ; elle sait que le moindre objet renferme un monde de possibles. Elle retrouve ceux qu’elle m’avait légués pour la recherche ; à eux tous, ils retracent la mémoire de ces parents qui ont disparu depuis longtemps.
Merci au Cube pour cette opportunité qui aura semé pour nous autant d’éléments prometteurs. Merci à la chaleur de toute l’équipe du Carrousel.
Merci aux artistes de la résidence : Sarah Elola, Émilie Allard, Lucile Prosper, Elisabeth Tremblay et Thierry Champs.